Entretien avec Charlotte Corneloup et Jessica Lisse

«Nous sommes deux jeunes filles en (robe à) fleur passant leurs journées dans une école de graphisme lyonnaise (DSAA Graphisme, Édition, à La Martinière).
Dans le cadre de l'édition d'un magazine traitant du processus créatif, nous aurions souhaité vous poser quelques questions. Nous aimerions en savoir un peu plus sur vos méthodes de travail, et notamment sur la façon dont vous vous dépêtrez des centaines d'idées qui vous viennent sans doute à l'esprit.»

Jessica Lisse & Charlotte Corneloup, 10 janvier 2011.
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La volonté trouve, la liberté choisit. Trouver et choisir, c’est penser. (Victor Hugo)

Choisir : Prendre de préférence, sélectionner une des solutions par préférence. Choisir n’est pas toujours facile. Il faut savoir jongler entre l’avis du graphiste, celui du client, les contraintes, les attentes du futur public... Et cela dans le but de satisfaire tout le monde. Comment fait le graphiste pour ne pas se sentir tiraillé entre toutes les possibilités qui s’offrent/se refusent à lui? Et ainsi aboutir à un projet totalement assumé, dont il sera fier.

Poser ainsi la question du choix (qui n’est jamais un problème), c’est, à notre sens, faire dès le début fausse route. La possibilité de «satisfaire tout le monde» est une pure illusion que seuls quelques péremptoires ambassadeurs du marketing peuvent feindre de défendre. En partant d’une telle «contrainte», on peut tout au mieux pondre un truc coloré, avec des formes ordinaires, des choix moyens, un message «clair» et simpliste, un résultat fortement inintéressant – sa seule «qualité» étant de faire consensus mou.
«Tout le monde» ça n’existe pas. Pas plus que le «public» n’existe. Cette masse informe faite d’individus interchangeables, est une fabrication idéologique moderne.

(À ce sujet, nous vous renvoyons vers la première des réponses données à Morgane Coster. Vous pouvez également en lire d’avantage sur l’histoire des notions d’homme moyen, foule, cibles, opinion publique… dans les chapitre 10 et 12 de L’Invention de la communication, Armand Mattelart, 1994, La Découverte.)

Le premier des choix serait d’ailleurs, pour des graphistes, de savoir à qui l’on s’adresse. À quelles sensibilités, à quelles intelligences, nous souhaitons présenter des formes, des choses… Mais cette question n’est pas si intéressante que ça dans la mesure où, en tant qu’auteurs, nous pensons que si nous créons des formes avec plaisir et intelligence, en respectant notre propre humanité, alors une partie de nos traducteurs, de nos spectateurs, en ressentiront forcément quelque chose.

Comment faire ses choix?

Avez-vous une façon précise de faire vos choix (couleurs, typographies...)?

Ce genre de choix graphiques sont le plus souvent tout à fait subjectifs et arrivent «tard» dans les projets.
Par rapport à ceux-ci, nous ne nous cantonnons jamais à ce qu’une pseudo-sémiologie (qui a bon vent dans les diverses formations de communication) impose avec ignorance et prétention. À l’inverse d’une «science des signes», nous essayons le plus possible de diffuser des formes aux sens ouverts, flottants, qui respectent l’imagination et l’intelligence de chacun en lui donnant de l’espace.
Ainsi nous essayons régulièrement d’employer des formes qui soient des contre-pieds aux habitudes, «bonnes recettes» et autres clichés (comme par exemple utiliser beaucoup de bleu pour un journal de gauche, utiliser une typographie didone pour un article sur le graffiti, figurer des notions politiques avec des formes abstraites…). Ces formes, qui s’ajoutent au fur et à mesure, nous ouvrent un répertoire généreux et excitant.

Avez-vous des habitudes, des préférences récurrentes ou adaptez-vous tous vos choix en fonction de la demande?

Nos choix trouvent leur équilibre entre nos envies formelles et les contraintes inhérentes aux projets, sachant qu’en amont nous prenons un réel soin et un temps parfois long pour réfléchir aux sujets, nous permettant d’imaginer des possibles à la fois cohérents avec les enjeux et originaux dans leurs supports et esthétiques.

Contrairement à certains de nos confrères, nous gardons les choses ouvertes avec nos interlocuteurs le plus longtemps possible et ne cherchons pas à «imposer» des idées abouties de notre côté. Nous essayons de faire progresser nos propositions à une vitesse qui permet au commanditaire de prendre une place de collaborateur-critique, en pouvant réorienter les projets.

Vos choix se font-ils dans l’instant ou est-il nécessaire de laisser les idées décanter les idées quelques jours?

Souvent les premières idées sont intéressantes et plutôt que de chercher dans des directions variées nous préférons affiner, faire progresser une idée pour lui trouver sa forme la plus adaptée, la plus forte.
Mais ces «premières idées» n’arrivent pas toujours rapidement, il faut parfois longuement papillonner, réfléchir, discuter, pour s’ouvrir des envies sur un sujet. Et quand les idées sont là, c’est bien d’avoir en large temps pour les concrétiser – et plus généralement de ne jamais se sentir pressés.
Quand le temps ne le permet pas, nous trouvons l’énergie pour accélérer ce processus – à la manière d’un workshop. L’erreur peut alors faire partie intégrante du projet.

Dans votre travail, vos choix sont-ils toujours l’aboutissement d’une démarche raisonnée?

Oui et non.
C’est avec raison que nous pensons que les actions les plus belles sont très souvent les moins «raisonnables».

Laissez-vous parfois une place aux impulsions personnelles?

Nous ne parlerions pas d’impulsions mais de subjectivités. Nous sommes des personnes douées de sensibilité – comme «tout le monde» d’ailleurs – et employons cette qualité pour travailler.

Justifier ses choix?

Êtes-vous toujours amenés à justifier vos choix auprès du commanditaire?

Certaines relations de confiance dans une collaboration* nous permettent de «passer» la question de la justesse des choix. Dans la plupart des travaux cependant, nous faisons l’effort de présenter avec beaucoup de soin nos idées, notre manière de travailler, le cheminement ayant guidé nos choix. Nos projets étant le plus souvent très réfléchis et travaillés, employant des formes rarement «prévisibles», cette présentation fait partie intégrante de notre travail et participe à concrétiser sa légitimité. Et c’est même souvent un temps de plaisir.

*Plutôt que de ‘commande’ nous essayons de parler le plus possible de ‘collaboration’. Nous plaçons les différents interlocuteurs d’un même projet au même niveau, qu’il soit commanditaires, clients, graphistes associé, techniciens, dessinateur intervenant…

En êtes-vous toujours capable?

Oui.
Cela nous arrive cependant que les mots nous manquent, quand nos choix sont à ce point subjectifs et ressentis qu’une «logique explicable» est absente du travail… Mais expliquer cela c’est quand même expliquer quelque chose!
Bien sûr il faut en face de soi des personnes prêtes à accepter un tel positionnement, mais pour cela, avant même d’entamer une collaboration et un projet, nous nous assurons qu’une réelle confiance et une ouverture d’esprit peuvent exister.

Pensez-vous que le fait de justifier ses choix est une chose qui est favorable au respect de votre projet?

Dans un travail il est inutile de tout expliquer, de tout faire comprendre. Nombre de détails et même des intentions globales peuvent échapper aux spectateurs, donc aux collaborateurs aussi. Ce n’est pas grave car chacun doit pouvoir avoir une lecture personnelle des choses et dans ce sens, tout ne doit pas toujours être expliqué ; c’est là une preuve de respect non pas pour le projet mais pour l’intelligence du spectateur.
Cependant nous expliquons largement nos choix aux différents interlocuteurs. Il s’agit là aussi d’un nécessaire gage de respect (ne pas faire les choses dans le dos de l’autre).
Une certaine complicité (en expliquant certains détails «malins») et même de la pédagogie (en partageant un peu de notre culture graphique) peuvent prendre place dans le cadre de la présentation de projets.
Il y a donc un équilibre à trouver (entre montrer et garder pour soi) mais cela ne nous cause pas de problème.

Aimez-vous vendre/défendre votre projet?

Nous n’avons rien à «vendre».
Nous n’avons rien à «défendre».
Nous détestons ces deux mots qui impliquent des relations clientélistes et/ou conflictuelles.

Est-ce que justifier vos choix vous aide à prendre d’avantage conscience de ce pourquoi vous avez choisi ceci ou cela?

Effectivement, mettre au clair nos idées pour – par exemple – préparer une présentation peut être constructif dans le sens où on peut ainsi dégager – parfois – de nouvelles idées charnières, tout en prenant du recul sur ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas dans un travail.

Opposition du client

Comment agissez-vous lorsque votre client conteste l’un de vos choix? Jusqu’où pouvez-vous aller dans la défense de vos choix, pour le respect de vos convictions?

Très rares sont les situations d’opposition dans notre pratique.
Si nous avons souvent de la confiance et de l’affection pour nos travaux, nous les savons tous perfectibles et ne prenons pas nos idées pour les meilleures. Aussi nous savons prendre acte d’arguments intelligents et redoubler d’efforts pour rebondir et faire progresser nos propres idées – afin qu’elles mettent les différents collaborateurs d’accord.
Il n’empêche que nous gardons toujours à l’esprit un certain radicalisme que ne doivent pas entamer les différents avis. Mais nos interlocuteurs ont eux aussi cette radicalité à l’esprit, sans quoi ils ne travailleraient pas avec nous.

Vous est-il déjà arrivé de laisser tomber un projet? Ou préférez-vous adapter votre travail selon les préférences du client?

Nous n’avons jamais abandonné de projet – c’est parfois eux qui nous abandonnent – et n’avons aucun regret important sur ceux que nous avons réalisé jusque là – nous les aimons et les assumons tous.

Y’a moyen de négocier? Aimez-vous déjouer la volonté du client? Désobéissez-vous parfois?

Cela ne nous arrive pas souvent, peu de projets permettent de mettre un tel piment (la «désobéissance») dans le jeu. Aussi nous n’avons jamais à «déjouer la volonté» d’un collaborateur car soit nous acceptons dès le départ cette volonté, soit nous ouvrons des brèches en début de projet pour réorienter (au-x moment-s adéquat-s) cette volonté première vers un dessein que nous jugeons plus pertinent.
Dans tous les cas nous souhaitons conserver des relations amicales avec nos différents collaborateurs et ne prenons jamais le risque d’une fâcherie. Cela ne vaut franchement pas le coup.