Militanti e contenti
Geoffroy Pithon - mercredi 21 novembre 2012 - Textes Formes Vives
Progetto Grafico est la seule revue italienne entièrement consacrée au design graphique. Éditée par lAIAP (Associazione italiana design della comunicazione visiva) et publiée en bilingue (italien + anglais), ce semestriel tend à devenir «un forum critique sur le graphisme international» en proposant des articles bien poussés, amplement référencés avec de riches recherches iconographiques.
Pour le numéro 22 de cet automne axé sur «lespace commun», nous avons lhonneur de figurer dans le sommaire aux côtés d'articles hétéroclites abordant aussi bien le fameux Whole Earth Catalog, que le travail des signes dans l'espace public à l'université libre de Bolzano ou encore ce surprenant workshop sur des identités spontanées pour la ville de Pérouse.
C'est au travers d'une interview réalisée par Claude Marzotto que nous présentons latelier Formes Vives, son fonctionnement, ses boulots, ses hypothèses, ce qui nous permet aussi de revenir sur les passions et les désirs qui ont fait germer ce collectif, tout ça sur fond de belles doubles-pages finement composées.
On propose ici la version française de lentretien.
Dans vos «hypothèses de travail», vous nommez les plaisirs de la convivialité les rencontres, les repas, les conversations, le partage dun bon moment dans un lieu agréable et vous y reconnaissez une partie fondamentale dans un procès créatif libre et spontané. Comment arrivez-vous à recréer cette dimension «physique» nécessaire à la collaboration, en habitant en trois villes différentes assez loin entre elles?
Dans nos quotidiens respectifs, le soin que nous portons à notre façon de vivre (une dimension «épicurienne» pourrait-on dire) na pas nécessairement de répercussion directe sur la qualité du travail collectif, mais sans aucun doute cela joue sur notre bonhomie et notre motivation.
En ayant établi dès le début de notre collaboration que notre travail nétait pas un but supérieur mais un cheminement parmi dautres (avec la vie intime et les engagements politiques notamment), nous tâchons de vivre «tous les tiroirs ouverts» avec intelligence et plaisir et cela nous préserve de certains écueils.
Sans que cela nait jamais été concrètement réfléchi, notre éloignement physique facilite peut-être lendurance de notre collectif ; en nétant pas les uns sur les autres tout le temps, nous pouvons vivre sur des rythmes différents, vivre des histoires différentes, se sentir individuellement non contraints par le groupe, tout en étant portés par une réelle synergie. Et nous sommes particulièrement heureux aux moments des retrouvailles, chaque fois se sont des temps de travail privilégiés (quelques jours par mois), loin de la routine.
Avant de devenir le nom du collectif actuel, Formes Vives a été celui dun blog créé en 2007. Aujourdhui, votre site est encore un outil de mise en partage didées et dhypothèses bien plus quun simple portfolio. Vous utilisez cette plateforme pour disséminer des recherches afin quelles puissent être reprises librement par dautres. Cependant, on dirait que vous nêtes pas trop intéressés aux réseaux sociaux sur Internet, en préférant impliquer la participation des gens dans les rues, par des supports papier «traditionnels» comme les journaux et les affiches. Quel est votre rapport avec lespace commun virtuel ?
Nous avons très vite pris possession de loutil web pour effectivement mettre en partage des travaux et des idées, dans une idée militante du réseau en rhizome.
Pour autant nous ne percevons pas ce support comme suffisamment excitant et pertinent pour sy consacrer davantage, et ce malgré lintérêt que nombre de nos proches trouvent aux réseaux dits «sociaux» ; le détournement professionnel doutils dédiés à la prolongation des relations amicales (Facebook) ou à laccélération des échanges dinformations (Twitter) ne nous intéresse pas.
Mais de manière concrète nous tâchons de rester disponibles pour les personnes que notre travail intéresse, en prenant le temps de répondre avec soins aux mails ou en partageant régulièrement du temps autour dun café et dun objet graphique
Notre intérêt toujours renouvelé pour les supports papiers, à commencer par les journaux, nous vient du plaisir que nous mêmes avons à en consulter, à en découvrir, à en partager nous constatons également que cet intérêt nest pas une lubie de graphistes, nous le partageons avec de nombreuses personnes venant dautres champs.
(À noter quen France, depuis le début des années 2000, on constate un renouveau dans le livre et le journal papier avec lapparition de nombreux petits éditeurs indépendants et dune presse alternative, un mouvement auquel nous sommes quelque peu rattachés.)
Lécran et Internet offrent un beau terrain de jeux mais ils sont pour nous plus difficiles daccès (techniquement) et moins attirants (charnellement). Nous encourageons cependant les organisations avec qui nous travaillons à établir une présence sur Internet.
Les entretiens recueillis dans votre mémoire Citoyen-graphiste posent votre activité dans le sillon dexpériences précédentes, notamment celle de Grapus et de lInstitut de lEnvironnement des années 70, à son tour héritier dUlm et du Bauhaus Parmi les nouvelles générations, en France et à létranger, est-ce quil y a a des graphistes ou des collectifs avec lesquels vous ressentez avoir des fortes affinités ?
Nous nous sentons des affinités avec de nombreux graphistes, dessinateurs, écrivains, militants, artistes, architectes, travailleurs sociaux avec qui nous échangeons et nourrissons notre pratique. Tout comme nous nous sentons liés à des mouvements passés Pour tout cela nous parlons d'une «histoire vive» dans laquelle se rencontrent des contre-cultures dispersées, quelles soient artistiques, musicales, politiques, écologiques, sportives...
Les travaux contemporains dont on se sent particulièrement proches sont ceux de Pierre di Sciullo, des Helmo et Bonnefrite, du Collectif Etc, des Biz-Yod, de Paul Cox, de Wu Ming, de Fanette Mellier et Grégoire Romanet, dOstengruppe, de Flag, de Léo Favier & cie, de Bettina Henni et son frère, de Mathias Schweizer et continuons évidemment de rester attentifs aux productions de nos amis «anciens» Grapus.
Une croissante précarité des conditions de travail oblige beaucoup de professionnels, notamment les plus jeunes, dans une condition dacceptation passive du système. Dans le contexte des urgences quotidiennes, le développement dun discours critique et militant peut sembler un «luxe» hors portée. Quel renseignements pratiques donneriez-vous (peut-être ça vous est déjà arrivé dans vos activités pédagogiques) à celui qui, venant dachever ses études, voudrait sengager dans la communication dutilité publique ?
Lengagement politique ne sest pas posé pour nous en terme de choix (ou de «luxe»), mais comme une nécessité première. Le confort économique étant secondaire (avec cette chance dêtre issus de famille de classe moyenne, avec la capacité de nous soutenir en cas de coups durs) et lidée dune croissante précarité ou dune crise économique, avant dêtre des réalités palpables, est à nos yeux un instrument de pression pour briser les imaginaires et les énergies de révoltes.
Nous navons pas attendu la fin de nos études pour prendre position, avec nos savoir-faire naissants, pour une pratique mêlant nos désirs artistiques et politiques. Cest ce à quoi nous encourageons les étudiants, à profiter de leurs écoles comme terrain dexpérimentation pour dessiner un positionnement professionnel qui puisse se montrer épanouissant.
L'école est aussi, en elle-même, un lieu intéressant politiquement pouvant s'apparenter à un microcosme social avec ses pouvoirs, ses contre-pouvoirs, ses instances, ses plannings scolaires et ses "autres-temps" d'échanges et de partages. À cet endroit, la prise de parole, l'activisme et la recherche d'alternatives et d'utopies nous ont appris à nous forger une singularité, un esprit critique et un sens du travail collectif.
En même temps il ne faut pas attendre laprès-école pour en «sortir» et provoquer des rencontres et des collaborations extérieures, pour pouvoir essayer des petites formes graphiques concrètes et gagner doucement lamitié et la confiance de personnes avec qui potentiellement travailler sur le long terme.
Le début dune activité indépendante est toujours difficile, avec ses doutes et sa précarité (que ce soit dans la voie dun graphisme dintérêt public, dans le champs général du graphisme ou dailleurs dans nimporte quel champs). Il faut se mettre dans une disposition pour pouvoir tenir, il faut trouver les encouragements, aller à la rencontre dautres praticiens pour se nourrir de leurs expériences, il faut apprécier chaque petit pas et rester humble dans ses ambitions. Cela peut durer trois ans, peut-être faudra-t-il changer ses plans et tenter autre chose, mais dans tous les cas il faut arriver à ne pas plier, à garder la tête haute.
Dans vos objets de communication, vous ne recourez (presque ?) jamais à limage photographique, en préférant exprimer vos messages au travers de lillustration et de lécriture à la main. Quel rôle a-t-elle la gestualité du dessin dans la vie de vos formes ?
Lemploi récurrent du dessin dans nos travaux est lié à nos parcours et affinités Nos bibliothèques comptent davantage de bandes dessinées, de livres de peintures ou de collages, que douvrages de photographies, de graphisme suisse ou dart post-moderne.
La question du geste est effectivement importante, ce geste avec lequel on écrit, on signe, on incarne les mots et les idées. Ce qui rapproche limage de lacte de faire. La forme dessinée ou découpée touchent à cela aussi.
D'autre part, nous aimons avoir une certaine dramaturgie dans notre manière damener des formes. L'improvisation, la spontanéité, le hasard et l'erreur sont autant de façons de s'affranchir des règles et de chercher de nouveaux espaces d'expressions. Le dessin permet cela tout comme le ping-pong que l'on opère souvent entre un travail à la main plutôt brute et des transformations numériques comme la possibilité de coloriser des formes ou de numériser des écritures manuscrites, un travail qui peut parfois se faire à six mains. Nous ne pouvons nier l'importance de l'ordinateur dans notre pratique mais il reste un outil qui, même s'il nous permet d'expérimenter, ne peut pas avoir de main mise sur notre esthétique ; notre travail reste le fruit du geste et de l'investissement du corps.
Vous avez fait tous les trois vos études à lENSAD de Paris. Quelle relation reconnaissez-vous entre lexpérience universitaire et lhumanisme de vos recherches actuelles? Sagit-il dun procès de continuité, ou au contraire dune réaction ? (Je vous pose cette question en pensant aux facultés italiennes où, trop souvent, la tentative de faire face au marché du travail sur le plan technique ne laisse pas beaucoup de place à la réflexion sur les finalités sociales du métier)
LENSAD fait partie des «grandes écoles» françaises (comme lENA, lÉcoles des mines ou lENS dans dautres domaines), qui ont des moyens démultipliés par rapport à lUniversité. Du fait du nombre très réduit détudiants, ces derniers sont clairement des privilégiés ; le positionnement confortable et «au-dessus» que cela engendre les éloigne peut-être encore plus (vis-à-vis des étudiants duniversités) dune compréhension sensible du monde et dun travail à lintérieur de celui-ci. Dans le même temps, ce confort permet la venue de recherches assez libres de contingences matérielles ; cest ainsi que nous avons pu poser les bases utopiques de notre pratique.
À propos dimages, vous employez souvent le mot « visibilités ». Vous parlez aussi de «formes flottantes», qui ne visent pas à une transmission efficace du message quant à mobiliser limaginaire des gens autour de lui Jai eu l'impression de voir ce concept incarné et mis à nu dans la série «Choses politiques», que vous avez conçue dans votre recherche-action «Chantier». Ces formes-mot sont abstraites et tangibles à la fois, leur superposition formule des questions ouvertes en les rendant visibles Pourriez vous nous raconter le procès et les résultats de cette expérience ?
Après Marie-José Mondzain, nous faisons une distinction entre visibilités et images. Tout ce qui est visible ne constitue pas pour autant des images ; les images ont en plus quelque chose de libre, dindécis, dincontrôlé, qui appelle limagination ou lintelligence de celui qui y pose son regard les images sont rares! Par rapport à cela, pour tenter de faire des images, nous employons souvent des formes au «sens flottant», cest-à-dire que nous travaillons volontairement des formes non figuratives (ou du moins non symboliques), nous ne cherchons pas à surdéterminer le sens des compositions pour quelles puissent offrir une part de liberté pour les spectateurs-traducteurs. Cette indétermination généreuse nous touche dans les écritures de plasticiens et nous pensons quelle peut également être propice à des objets de communication fonctionnels ou des supports pédagogiques.
La série des «Posters politiques» a ainsi été pensée comme des images pouvant être utilisées dans des ateliers-discussions, où le partage de ces compositions de mots-images appelleraient à des lectures dissenssuelles et des prises de paroles autour de notions politiques. Nous avons élaboré une liste de mots politiques que nous jugeons importants (et trop souvent dévoyés à la langue de bois des dominants) et parallèlement nous avons dessiné une série de formes abstraites. Nous avons ensuite assemblé subjectivement les uns et les autres, avant de les insoler sur des cadres de sérigraphie. Enfin, nous avons choisi les couleurs et réalisé les compositions directement au moment de limpression sérigraphie, toutes les compositions étant ainsi uniques (et elles nexistent pas sous forme numérique).
Daccord avec Gérard Paris-Clavel, vous revendiquez une pratique dengagement positif (P-C : le bonheur de «pouvoir être partisan dune idée et lexprimer avec dautres, dans la jubilation des rencontres, de la rue, des manifestations»). Dans lentretien, il associe cette condition de bonheur à un autre plaisir, celui donné au graphiste par la dimension artistique dun métier artisan. Est-ce-que vous croyez que le faire manuel est un élément important à lheure de mettre en place des ateliers graphiques ouverts à des personnes «non spécialistes»?
Laspect manuel que nous affectionnons dans la pratique graphique nous semble transmissible, quand il nest pas déjà présent dans ce que font des non-graphistes de leur côté ; pancartes de manifestation, albums de photo personnalisés, graffitis gravés dans les troncs darbre, doléances photographiées du mouvement Occupy Wall Street, décorations de Noël, collages sur portes de frigo Ce plaisir de faire, de manipuler des formes, des matières, avec ses mains, pour créer des choses visuelles, jolies, fortes, a quelque chose duniversel. Partager un peu de notre savoir-faire et imaginer avec dautres des supports intéressants à faire ensemble, dans une dimension artisanale et intime qui soppose à la communication de masse, nous apparaît comme un chemin intéressant à creuser à lavenir.