Deyan Sudjic, Le Langage des objets



Si nombre de nos pairs préfèrent maintenant la dénomination «design graphique» à celle, plus à l’ancienne, de «graphisme», il faut encore savoir de quoi l’on parle pour préférer un terme à l’autre. Personnellement, je campe plutôt du côté du terme «graphisme» qui est certes plus fourre-tout et évoque moins cette complexité des divers enjeux de conception enchevêtrés dans le «design», mais il est peut-être moins prétentieux, moins «expert», il y a moins le côté «utile» peut-être aussi.

Quoi qu’il en soit, le bouquin de Deyan Sudjic (directeur du Design Museum de Londres, critique et professeur), qui peut se lire comme une suite d’essais, permet de se faire une opinion claire du design et de ces enjeux actuels, de sa place dans la culture collective et l’expérience intime, de sa relation à l’obsolescence, au luxe, à la mode et à l’art. Une lecture sans doute essentielle pour un designer d’objet et, aussi, pour un graphiste.

Sudjic fait plusieurs fois référence à Voir le Voir de John Berger (que l’on a déjà pu évoquer ici et qui sera bientôt réédité chez B42), parfois pour le compléter voire le contredire, ainsi qu’à un ouvrage que je ne connaissais pas encore, Théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen paru en 1899. Comme dans ce passage par exemple (chapitre 5 – L’art) :
«On en arrive à la conclusion inévitable que les objets pouvant être classés comme du design portent réellement le fardeau de l’utilité ; leur valeur est donc estimée comme inférieure dans la hiérarchie culturelle par rapport à la catégorie de l’art, inutile par nature. Ce point de vue corrobore les conclusions de Théorie de la classe de loisir […] et son concept de consommation manifeste. Les oisifs ont besoin de se différencier de ceux qui effectuent les tâches qu’ils jugent dégradantes, et par conséquent de choisir un mode de vie et d’habillement qui reflète leur liberté vis-à-vis du travail en tant que nécessité. Veblen décrit précisément l’adoption et l’abandon du corset sous cet angle. Dans la mesure où il est parfaitement impossible d’accomplir des travaux manuels vêtu d’un corset, seules les femmes fortunées — et qui ne travaillaient pas — pouvaient en porter lorsqu’il fit son apparition en tant qu’article de mode. Il se banalisa par la suite. Le petite bourgeoisie y vit alors un vêtement qui accompagnerait ses habits du dimanche et l’adopta comme uniforme de respectabilité. En réaction, celles qui étaient suffisamment à l’abri pour faire fi des signes extérieurs de conformité, s’empressèrent d’abandonner cet accessoire, devenu un symbole des valeurs traditionnelles.»

Le langage des objets traite avec simplicité du design à l’heure de la modernité, puis à celle de la post-modernité, il y a une erreur de traduction en p.117 car ce sont les coursiers à vélo, et non à moto, qui attachent leurs selles avec une chaîne, l’ouvrage est sinon enrichissant, embrassant les nombreux champs d’application du design, balayant son histoire de manière assez personnelle pour n’être pas du tout ennuyeux à mon goût. Même le chapitre sur le luxe — le croirez-vous? — m’a tout à fait intéressé.

«Le design ne se voit plus confier que la surface, l’apparence et les nuances sémantiques de l’objet, qui nous permettent d’interpréter et de comprendre ce qu’il a à nous dire sur lui. Ces messages vont de sa fonction et de sa valeur à son mode d’emploi. Loin d’être triviaux, ces aspects font du designer un conteur. Et si le design est incontestablement un langage, seuls ceux qui ont une histoire convaincante à raconter le parlent couramment et l’utilisent à bon escient.»

Le conteur de Rancière ne semble pas loin.