Ringolevio


En 2007, je découvrais les Diggers de San Francisco via un documentaire qui ressortirait quelques années plus tard aux éditions l'Échappée agrémenté d'un bouquin fort intéressant d'Alice Gaillard. C'est aussi le premier billet que j'ai lu sur ce blog, quelques jours avant mon entrée aux Arts déco.
Ce nouveau post, présentant l'autobiographie d'Emmett Grogan, leader du mouvement, vient ainsi compléter le précédent, presque sept ans après.


J'ai mis un peu de temps à venir à bout de ce bouquin dense mais pourtant bien plaisant à lire, autobiographie romancée de la vie de Kenny Wisdom alias Emmett Grogan alias le leader des Diggers, un des principaux organes d'agitation de la branche radicale du mouvement difficilement réductible au terme hippie. Un livre profondément marqué par la littérature Beat bien que publié en 1972, sorte de réaction à chaud sur la phase la plus authentique? de l'histoire de la contre-culture américaine (en gros de la fin des 50's jusqu'à la fin des 60's) dans tout ce qu'elle a de moins pop et de navrant en fait.

La vie d'Emmett Grogan peut se diviser en deux grosses parties, selon le découpage du livre, on pourrait dire chapitres 1-2 :jeunesse et inconscience entre New-York et l'Europe et chapitre 3: jeunesse et prise de conscience entre San Francisco et New-York (sachant que le bonhomme est décédé à 36 ans), quoique ça me semble bien réducteur en ces termes. Enfin, on est face à deux histoires vraiment différentes où le balancement se situe lors de l’enrôlement dans l'armée américaine durant la guerre du Vietnam.

Petit résumé:
Grogan c'est le genre de type qui se came à l'héroïne à 14 piges, devient dans ces eaux-là un as du cambriolage de villas de luxe newyorkaises et redébarque avant de fêter ses 20 printemps dans sa ville natale après l'avoir quittée une première fois pour participer à des actions terroristes avec l'IRA, courant les montagnes en Italie par-ci et suivant des études de cinéma par-là, passant à Paris en pleine Guerre d'Algérie tout en vivant des romances à l'eau de rose impossibles qui se finissent la plupart du temps en cacahuètes... une énergie de la lutte amorcée très tôt sans réelles convictions politiques profondes — si voler les riches n'en est pas une — celle-là il s'y tiendra toute sa vie.
Après avoir réussi à se faire radier de l'armée en se faisant passer pour un dangereux taré en proie à un petage de câble sous drogue en pleine session de tir, Grogan est hospitalisé en psychiatrie en Californie (sur un arrangement avec les médecins pour le faire diagnostiquer fou) et se découvre au travers de ses longues heures de lecture 1: de grandes motivations politiques alimentées au départ par son animosité antimilitariste, 2: une passion naissante pour le théâtre qui se conjugue à un désir de stopper sa vie de junkie sur les routes.
Il est alors encore tout jeune quand il débarque à San Francisco et se trouve bien entendu au bon moment au bon endroit, là où tout est en train de se faire. La Californie et plus particulièrement le quartier de Haight Hashbury, San Francisco semblent traversés là par une convergence d'énergie provenant d'une jeunesse issue de la classe moyenne rejetant le système patriarcal et consumériste et songeant à redéfinir un nouveau monde communautaire blablabla, vous voyez le tableau… Il y croise une bande d'agitateurs proches du théâtre d'agitprop, qui ne dorment jamais, et ensemble tentent de théoriser les bases d'un mouvement révolutionnaire en radicalisant le mode de vie hipster (le mot de l'auteur pour dire hippie dans le texte) autour de l'idée d'une commune libre dont le quartier de Haight Hashbury serait le modèle à reproduire. L'aventure: fédérer toute les mico-communautés: Black Panthers, Red guards, junkie, Mission Rebels, divers gangs autour d'une idée de biens communs… En gros, la cohésion de l'ensemble des projets révolutionnaires de chaque groupuscule ne pourra se faire que si la question d'organisation "logistique" est commune, autonome, libre et gratuite, autrement dit, si la bouffe, les lieux pour dormir, les hôpitaux, le matériel d'impression, les écoles etc. ne sont plus une source de perte d'argent et de temps alors on aura enfin une base stable pour penser la révolution. Le petit groupe anonyme rassemblé autour du mot Diggers se lance donc dans la mise en place de repas gratuits (ayant recours entre autre au vol), de concerts et spectacles gratuits, d'ouvertures de squats, de livraison à domicile et d'une propagande béton largement alimentée par la free press qu'ils auront force et détermination à aller répandre dans pas mal d'endroits qui chauffent.

Ce que le roman complète par rapport aux différents articles et documents relatant l'aventure des Diggers, c'est la pensée subjective du narrateur, sa vision du combat, son déchirement entre un égocentrisme refoulé qui veut l’ériger en leader et sa haine des chefs, sa façon de réfléchir et de calculer en permanence une orientation authentique, la meilleure manière de ne pas se faire rattraper, récupérer par les dominants en maintenant cet écart, cette brèche l'éloignant constamment de toute démarche visant à officialiser la révolution — à l'image de ce voyage dans le désert pour rencontrer un chef indien et se former à la sagesse du chasseur.
Emmett semble respecté de toute part, autant par les auteurs Beat que par les leader Black Panthers, les managers véreux de gros groupes de rock, les journalistes hype qui lui courent tout le temps après sans vraiment réussir à le cerner. On y apprend aussi, pour l'anecdote, que Bob Dylan est en réalité un type plutôt cool, porté sur l'autodérision et vivant reculé dans une ferme avec plein de marmots, que de grandes réunions clandestines font se croiser Herbert Marcuse et William Burroughs autour d'une "Dialéctique de la libération".
L'auteur semble se donner la responsabilité de la naissance et de la mort de la radicalisation du mouvement hippie, une culpabilité d'avoir tout foutu en l'air au cours de cette année 69, le fameux concert gratuit à Altamont après lequel il se retirera timidement, après les nombreuses engueulades. Comment la police a maté la rébellion naissante, ces nombreux crimes mystérieux, cette violence exacerbée, les emprisonnements en trombe, la mise en place d'un climat général glauque avec des flics en civil omniprésents. Ce côté obscure de la "génération fleurs" témoigne aussi de la puissance condensée en si peu de temps, puissance d'imagination, de réflexion et d'action qui finira dans un climat festif apocalyptique, maté par une répression vicieuse, les leaders tétanisés par la surveillance du FBI tenteront de quitter la place, fuyant de grosses tensions internes au moment où Woodstock et sa récupération enterraient définitivement tout projet insurrectionnel…

Je n'ai pas trouvé de citations mieux que d'autres alors en guise d'extrait voici des scans relatant l'une des toutes dernières parutions du Digger Papper, leur canard, peu de temps avant la dislocation du Free City Collective. Bien évidemment ce n'est pas là, la meilleure condition de lecture (quoiqu'en faisant un click droit et un affichage de l'image ça a l'air d'être un peu plus grand) donc je vous encourage à le récupérer, d'une façon ou d'une autre.