Philippe Breton développe son travail sur la parole, et réfléchit à la frontière qu'il y a entre le «convaincre» et le «manipuler». Car la démocratie c'est «le régime du convaincre» qui s'appuie sur l'égalité des paroles dans un espace délimité. Mais ce convaincre va très vite poser problème, car la liberté de choix des citoyens aussi tôt acquise par la mise en place de la démocratie, c'est la propagande qui va apparaitre. Celle-ci consiste justement à priver le citoyen de sa liberté, en toute habilité, pour qu'il ne se doute même pas de la ruse.

Dans ce livre Philippe Breton s'attache à nous faire réfléchir sur l'état de la manipulation aujourd'hui et montre comment, en même temps que la démocratie progresse, les citoyens sont de plus en plus épanouis, les techniques employées par les publicitaires et les hommes politiques progressent.

Ainsi il nous propose un inventaire des différentes manipulations qui ont cours (que ce soient des manipulation des affects ou des manipulation cognitives), il s'appuie sur de succulents exemples et poursuit ensuite son analyse.

Car selon lui, la manipulation ne peut pas être jugée de manière manichéenne : elle marcherait ou ne marcherait pas (par exemple si elle nous amenait à consommer un produit ou pas). Il entend un deuxième effet qui est une source très importante de l'individualisme contemporain...
Il nous range en trois «classes» : tout d'abord il y a ceux qui subissent de plein fouet la manipulation et ceux qui savent très bien y résister (sachant que l'on est tous alternativement l'un puis l'autre). Mais une large majorité, la «classe moyenne», se rend bien compte de l'environnement agressif dans lequel elle vit mais elle n'a pas les «armes» pour comprendre et retourner l'agression. Celle-ci va alors avoir tendance à s'isoler, se fermer, repousser en bloc à la fois la publicité et le tapage des politiques, mais également la parole de «l'autre» (c'est là où ça va mal).

Bien sûr il explique avec beaucoup de détails ce que je ne fais que résumer.

Son essai aboutit par une proposition, de façon très cohérente – même si cela m'a surpris. Il propose que les techniques de manipulation (et donc les messages qu'elles amènent) soient proscrits de l'espace public. Car les techniques ne sont pas neutres contrairement à ce qui est largement répandu! Lui-même se garde bien de critiquer le contenu des messages et montre comment certaines techniques sont par essence nocive. Il prend l'exemple de l'idée de racisme qui est entrée dans nos têtes en usant des techniques d'amalgame et de répétition (techniques de manipulation des affects) : l'amalgame c'est de dire «chômage en France = présence d'étrangers», et la répétition permet qu'au bout d'un certain temps, l'absence de justification ne dérange plus personne (on ne le répèterait pas autant si ce n'était pas fondé ; cela sonne comme une vérité universelle). Alors que l'idée raciste n'est aucunement fondée, elle a pourtant bien pu se déployer grâce aux techniques de manipulation. Sans manipulation, ce genre d'idées qui entravent la liberté de penser et donc la bonne santé de la démocratie n'auraient pas cours.

C'est pourquoi Philippe Breton propose de normer la forme des messages qui prennent part à la société. Cela va effectivement à l'encontre de la sacro-sainte «liberté d'expression» mais celle-ci doit impérativement cohabiter avec des libertés aujourd'hui oubliées : «la liberté de réception» (chacun doit avoir le droit de recevoir librement les messages qui circulent dans le lieu égalitaire) et la «liberté de médiation» (le droit de transmettre). Sans ces trois libertés la démocratie marche sur une patte.

La norme à elle seule ne suffirait pas et elle doit être accompagnée d'un apprentissage de la parole (la pratique de la «rhétorique» sur laquelle se basait la démocratie grecque mais qui n'est plus enseignée à l'école), permettant ainsi de savoir convaincre et d'être capable de décrypter la manipulation. Cette connaissance doit s'accompagner d'une éthique personnelle, d'une responsabilité où chacun doit se contraindre à ne pas manipuler. Car même si la finalité d'une manipulation peut être bonne, l'emploi même d'un moyen qui n'est pas démocratique est nuisible ; le comble, c'est qu'un tel emploi légitime les «mauvaises» idées qui emploient à leurs fins ces mêmes techniques.

Pour conclure, lisez ce livre, faites le lire, c'est très facile d'accès et puis, apprendre à mieux déjouer les pièges de notre environnement est un vrai plaisir.

(Je viens de faire légèrement usage de la technique de manipulation par l'autorité mais je viens de vous prévenir... donc ça compte pas ; sinon, comme vous avez pu le constater, les raisons pour lire ce livre sont argumentées!)

Philippe Breton, La parole manipulée, 1997 (réédition 2004), 7,50€ aux Éditions La Découverte.