Jacques Rancière, Le spectateur émancipé

Le dernier livre de Jacques Rancière a été pour moi un grand chamboulement. Depuis pas mal de temps déjà me poursuit cette question : comment faire des images politiques, subversives, qui créent quelque chose chez celui ou celle qui les regardent?

Alors mes exemples et mes pistes de travail se sont multipliés : détournement des signes du commerce (Adbusters), graphisme ardent et volontariste (Grapus, Thomas Hirschhorn), récupération d'expressions vernaculaires (Koons, LCDC), générosités formelles (Stefan Sagmeister, Savignac), caricature (affiches de propagande de la première moitié du XXe siècle), dessin de presse et affiche-slogan (Mai 68), dessin plus ou moins automatique (Surréalisme, Figuration libre)… Parmi ces pistes certaines sont passées à la trappe tandis que d'autres continuent d'être questionnées au regard des idées qui me traversent.

J'en reviens à Rancière. En tant que fabricant d'images, la quatrième de couverture interpelle sèchement : «Celui qui voit ne sais pas voir : cette présupposition traverse notre histoire, de la caverne platonicienne à la dénonciation de la société du spectacle. Elle est commune au philosophe qui veut que chacun soit à sa place et aux révolutionnaires qui veulent arracher les dominés aux illusions qui les y maintiennent. Certains emploient explications subtiles ou installations spectaculaires pour montrer aux aveugles ce qu'ils ne voient pas. D'autres veulent couper le mal à sa racine en transformant le spectacle en action et le spectateur en homme agissant.»
(la suite ici)

Toujours à la recherche de l'idéal démocratique, Rancière entame sa réflexion en remémorant la théorie expérimentale du pédagogue Joseph Jacotot (auquel il était consacré Le Maître ignorant) : «un ignorant peut apprendre à un autre ignorant ce qu'il ne sait pas lui-même, en proclamant l'égalité des intelligences et en opposant l'émancipation intellectuelle à l'instruction du peuple».

D'un autre côté il rappelle les présupposés sur lesquels se sont appuyés les théâtres d'Artaud et de Brecht, puis de Boal. Ce serait «un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu'elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir.»

Rancière rapproche alors les nouvelles médiations théâtrales ainsi appelées (entre les artistes et le public) à la médiation pédagogique (entre le maître et l'élève).


«Selon le paradigme brechtien, la médiation théâtrale les rend conscients de la situation sociale qui lui donne lieu et désireux d'agir pour la transformer. Selon la logique d'Artaud, elle les fait sortir de leur position de spectateurs : au lieu d'être en face d'un spectacle, ils sont environnés par la performance, entraînés dans le cercle de l'action qui leur rend leur énergie collective. Dans l'un et l'autre cas, le théâtre se donne comme une médiation tendue vers sa propre suppression.

C'est ici que les descriptions et les propositions de l'émancipation intellectuelle peuvent entrer en jeu et nous aider à reformuler le problème. […] C'est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l'ignorance de l'ignorant. Ses leçons et les exercices qu'il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l'écart qu'à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l'ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l'élève et lui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans la logique pédagogique, l'ignorant n'est pas seulement celui qui ignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pas ce qu'il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n'est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l'ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Car à la vérité, il n'est pas d'ignorant qui ne sache déjà une masse de choses, qui ne les ait apprises par lui-même, en regardant et en écoutant autour de lui, en observant et en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs. […] L'ignorant progresse en comparant ce qu'il découvre à ce qu'il sait déjà, selon le hasard des rencontres mais aussi selon la règle arithmétique, la règle démocratique qui fait de l'ignorance un moindre savoir. […]

Il (le maître) enseigne d'abord (à l'élève) sa propre incapacité. Ainsi vérifie-t-il incessamment dans son acte sa propre présupposition, l'inégalité des intelligences. Cette vérification interminable est ce que Jacotot nomme abrutissement. […]

Quel rapport entre cette histoire et la question du spectateur aujourd'hui? Nous ne sommes plus au temps où les dramaturges voulaient expliquer à leur public la vérité des relations sociales et les moyens de lutter contre la domination capitaliste. Mais on ne perd pas forcément ses présupposés avec ses illusions, ni l'appareil des moyens avec l'horizon des fins. Il se peut même, à l'inverse, que la perte de leurs illusions conduise les artistes à faire monter la pression sur les spectateurs : peut-être sauront-ils, eux, ce qu'il faut faire, à condition que la performance les tire de leur attitude passive et les transforme en participants actifs d'un monde commun. […]

Mais ne pourrait-on pas inverser les termes du problème en demandant si ce n'est pas justement la volonté de supprimer la distance qui crée la distance? […]

L'émancipation commence quand on remet en question l'opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l'élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. […]

Les artistes, comme les chercheurs, construisent la scène où la manifestation et l'effet de leurs compétences sont exposés, rendus incertains dans les termes de l'idiome nouveau qui traduit une nouvelle aventure intellectuelle. L'effet de l'idiome ne peut être anticipé. Il demande des spectateurs qui jouent le rôle d'interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s'approprier l'«histoire» et en faire leur propre histoire. Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs.»


Tout ces passages sont issus de l'introduction. La suite en découle avec la même force, les analyses se déroulent dans une rhétorique très fine, remettant en question des œuvres considérées comme modèles, prenant appui sur des expressions artistiques variées, n'hésitant pas à s'attarder sur des exemples canoniques d'une époque, d'un courant de pensée. L'artistique et le politique ne cesse de se retrouver, volontairement ou pas. L'auteur ne s'arrête pas à la critique et amène dans les deux derniers chapitres des hypothèses qui sonnent comme des bouffées d'air frais.

«Un art critique est un art qui sait que son effet politique passe par la distance esthétique. Il sait que cet effet ne peut être garanti, qu'il comporte toujours une part d'indécidable.»

Ce livre est, je crois, incontournable. Il m'a passionné et j'espère qu'il pourra vous apporter autant de réponses qu'il m'en a proposé. Il est édité par La fabrique, 13€.