Isabelle Frémeaux et John Jordan, Les Sentiers de l’utopie

Trois ans (déjà trois ans!) après avoir achevé leur périple européen parmi différents lieux qui sont autant d’alternatives collectives au mode de vie capitaliste et consumériste, les deux voyageurs rendent enfin leur récit de ce circuit libertaire, écologiste et, surtout, heureux.

«Nous voulions voir par nous-mêmes quelques-unes des myriades de façons qu’il y a d’être humain, aujourd’hui, en Europe, malgré le capitalisme. Nous avons visité onze projets et communautés, et nous avons éprouvé leurs différentes manières d’aimer et de manger, de produire et de partager, de faire partie du monde et de décider des choses ensemble, d’enseigner et de se rebeller. De vivre.»

Je suis actuellement plongé dans le livre et je me régale littéralement ; c’est très vivant, humble et juste (et non donneur de leçon ou naïf), semé de références historiques ou politiques mais jamais trop. Et c’est très vite que je me suis fait emporté dans cette épopée merveilleuse et dans les visions utopistes qui y jaillissent à tour de page.
Au sujet de l’objet, il m’a un peu déconcerté, avec son format horizontal et ses quatre colonnes de texte – ce n’est peut-être pas un chef d’œuvre de bibliophilie tout en restant une jolie tentative – mais au final il se révèle très agréable à lire! (conception graphique Skart et Cactus)

Le livre est aussi accompagné d’un documentaire vidéo, très bien monté lui aussi ; s’il est un peu moins riche d’apprentissage, il participe pleinement à nous offrir un précieux aperçu de la poésie de ces lieux et de ces vies «avancées», en nous montrant des visages rayonnants, des paysages en bonne forme, des ciels et des chemins salvateurs.
Dans l’esprit on pense aux récents documentaires de Pierre Carles Volem rien foutre al païs ou de Naomi Klein The Take (pour lequel John Jordan a d’ailleurs lui-même filmé), mais personnellement je trouve Les Sentiers de l’utopie bien plus fin, agile et entrainant, ne s’agissant pas d’une démonstration (comme Michael Moore en a fait un genre musclé et froid) mais bien plutôt d’une douce ode – et il faut être extrêmement bien attaché au mât du navire pour y être insensible!

Bien sûr ce serait vous tromper que de vous laisser penser que la politique y est en retrait ; elle y est très présente mais au final très rarement de manière frontale et théorique. Elle est bien là, elle transpire dans chacune des paroles et des situations rapportées, mais à aucun moment elle forme une fin en soi, jamais elle ne dépasse les expériences bien réelles.

Pour témoignage du positionnement des auteurs, il y a ce passage p.104 qui n’a pas manqué de m’arrêter : «Comme Andrew X nous le rappelle dans son brillant essai, Give Up Activism (Renoncez au militantisme), “se penser comme militant suppose de se voir comme quelqu’un de privilégié ou en avance sur les autres dans so appréciation de la nécessité d’un changement social, dans la connaissance de la manière de l’obtenir et dans le statut de leader, ou de quelqu’un en première ligne dans le combat concret afin de créer ce changement.” Le militantisme, explique-t-il, non seulement reproduit la division du travail propre au capitalisme mais il encourage les hiérarchies, fétichise l’action, le sacrifice de soi et isole le “militant” des “gens normaux”. Le plus souvent, écrit-il, le “militantisme” est un obstacle au vrai changement. En fin de compte, ce n’est pas le nom dont nous nous affublons qui compte, mais la manière dont nous nous comportons.»

Le livre est entièrement et gratuitement lisible sur Internet (comme pour les autres titres édités chez Zones/La Découverte). Le film est également à voir en ligne. La fabrication atypique, réalisée à Londres par une imprimerie en coopérative, l’impression en bichromie, les plus de 300 pages et la présence d’un DVD en font un livre un peu cher (25€), mais comme je ne pourrais pas le prêter à tout le monde, je ne peux que vous inviter à vous en procurer un exemplaire en librairie.

Et au passage vous participerez, d’une modeste manière, à rendre possible le projet de la r.O.n.c.e dans le Morbihan. Isabelle et John ne pouvaient pas rentrer de ce voyage en utopie et retourner à leur point de départ (Londres) comme si de rien n’était… trop belles et fortes sont les choses qu’ils ont désormais vu et vécu et avec d’autres les voilà embarqués pour créer leur propre lieu, tissage d’agriculture et de culture. Belle conclusion en forme d’éclosion.