Quelques mois après avoir terminé l’Œil de Carafa, signé Luther Blissett, j’ai achevé hier les dernières pages déchirantes de Manituana, un autre roman historique du même collectif d’écrivains italiens — qui depuis 2000 signent sous le nom de Wu Ming.

Sur leur site on peut trouver, en français, la biographie de ce palpitant collectif, des épiques aventures de Luther Blissett — un nom avec lequel ont opéré divers trouble-fête, travaillant notamment à «des canulars médiatiques élaborés comme forme d'art» s’en prenant délicieusement à l’industrie culturelle et médiatique — jusqu’aux diverses productions littéraires signées Wu Ming.

L’entretien paru sur le site d’Article11 en octobre 2010 est tout aussi instructif et permet de bien saisir la dimension politique, activiste, de la pratique littéraire des Wu Ming. On peut entre autres y lire : «Nous pensons […] que notre travail consiste à proposer le récit de narrations alternatives, pour montrer la possibilité de l’impossible et poser des questions sur l’avenir à travers le filtre de l’allégorie. Ce n’est pas une question d’optimisme : c’est l’éthique de notre métier.» (Leur Déclaration de droits — et de devoirs — des narrateurs, sorte de manifeste publié en 2000, est d’ailleurs très clair sur leur idée du métier d’écrivain.)

Et ici aussi il faut lire (d’ailleurs on pourrait commencer par là) la riche présentation écrite par Serge Quadruppani. Ce dernier, parmi ses multiples activités littéraires, est le traducteur de trois des quatre ouvrages des Wu Ming parus en France.



Pour revenir aux bouquins — parce que c’est là l’essentiel — qu’en raconter? Peut-être dire d’abord que je ne suis pas tombé dedans par hasard (merci les Caracolès!).

Manituana est le premier opus d’une trilogie se déroulant au XVIIIe siècle (et le seul déjà publié). Cette histoire se passe entre 1775 et 1778 aux États-Unis, où les Iroquois Mohawks sont au cœur d’une période tragique, celle de la guerre d’indépendance. On est plongés dans l’horreur de la guerre, la violence, la haine, la peur et la peine, qui trouvent comme contre-poids troublant la culture indienne, son rapport sensible à la vie, à la nature, aux rêves… Le tout porté par un récit arythmique étonnant et une multiplicité de narrateurs.

L’Œil de Carafa est de son côté emmené par un binôme de narrateurs qui ne cessent de se croiser, de se confronter, et à eux deux ils tissent toute l’histoire. On est cette fois au XVIe siècle, tout part de l’Allemagne, de la Réforme radicale et de la guerre des Paysans. Le personnage principal, tout jeune théologien protestant au début du récit, va se retrouver emporté — et activiste — dans une suite de mouvements subversifs qui agitent l’Europe à ce moment là. Le récit est très entraînant, on trépigne de plaisir en avançant, le jeu de ping-pong à deux narrateurs est piquant et on découvre des choses lumineuses sur une époque que les leçons d’Histoire ont trop vite fait de résumer à un long tunnel sombre.

(Ma préférence irait pour l’Œil de Carafa, tellement je me suis retrouvé emporté — à mon corps défendant, «petit» lecteur que je suis!)