Jacques Rancière, Le spectateur émancipé

Le dernier livre de Jacques Rancière a été pour moi un grand chamboulement. Depuis pas mal de temps déjà me poursuit cette question : comment faire des images politiques, subversives, qui créent quelque chose chez celui ou celle qui les regardent?

Alors mes exemples et mes pistes de travail se sont multipliés : détournement des signes du commerce (Adbusters), graphisme ardent et volontariste (Grapus, Thomas Hirschhorn), récupération d'expressions vernaculaires (Koons, LCDC), générosités formelles (Stefan Sagmeister, Savignac), caricature (affiches de propagande de la première moitié du XXe siècle), dessin de presse et affiche-slogan (Mai 68), dessin plus ou moins automatique (Surréalisme, Figuration libre)… Parmi ces pistes certaines sont passées à la trappe tandis que d'autres continuent d'être questionnées au regard des idées qui me traversent.

J'en reviens à Rancière. En tant que fabricant d'images, la quatrième de couverture interpelle sèchement : «Celui qui voit ne sais pas voir : cette présupposition traverse notre histoire, de la caverne platonicienne à la dénonciation de la société du spectacle. Elle est commune au philosophe qui veut que chacun soit à sa place et aux révolutionnaires qui veulent arracher les dominés aux illusions qui les y maintiennent. Certains emploient explications subtiles ou installations spectaculaires pour montrer aux aveugles ce qu'ils ne voient pas. D'autres veulent couper le mal à sa racine en transformant le spectacle en action et le spectateur en homme agissant.»
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Toujours à la recherche de l'idéal démocratique, Rancière entame sa réflexion en remémorant la théorie expérimentale du pédagogue Joseph Jacotot (auquel il était consacré Le Maître ignorant) : «un ignorant peut apprendre à un autre ignorant ce qu'il ne sait pas lui-même, en proclamant l'égalité des intelligences et en opposant l'émancipation intellectuelle à l'instruction du peuple».

D'un autre côté il rappelle les présupposés sur lesquels se sont appuyés les théâtres d'Artaud et de Brecht, puis de Boal. Ce serait «un mal que d'être spectateur, pour deux raisons. Premièrement regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d'une apparence en ignorant le processus de production de cette apparence ou la réalité qu'elle recouvre. Deuxièmement, c'est le contraire d'agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. Être spectateur, c'est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d'agir.»

Rancière rapproche alors les nouvelles médiations théâtrales ainsi appelées (entre les artistes et le public) à la médiation pédagogique (entre le maître et l'élève).

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Jean-Christophe Bailly, La Ville à l'œuvre

Il y a des livres qui vous illuminent. Il y a des paroles qui vous rassurent et vous projettent plus loin dans le même temps.
Je ne saurais dire comment est arrivé à ma connaissance ce titre. Je me souviens juste d'avoir croisé récemment le nom de son auteur dans l'Intrus de Jean-Luc Nancy.

Bailly est peut-être l'écrivain, le penseur, s'étant le plus intéressé à la ville. Non comme décor mais comme sujet.
Docteur en philosophie, professeur à l'École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, son livre La Ville à l'œuvre n'a pourtant rien d'une leçon. Bien mieux que ça, c'est une promenade, une invitation à la flânerie, à la poésie, à envisager l'espace urbain comme une richesse pétulante.

Composé de petits textes hétéroclites, mêlant la vision globale d'un philosophe à des relevés minéralogiques attentifs, contemplatifs, ce livre m'a réjouit en m'offrant — enfin — un point de vue sur la ville qui ne soit pas celui des administrateurs ou autres «réalistes». Qui ne soit pas celui des architectes tout puissants ou violents promoteurs. Qui ne soit celui des laxistes ou autres passants-à-walkman.

Bailly nous parle d'architecture, de cérémoniels, de la banlieue, du souvenir individuel, du vivre-ensemble, du nom des rues, de l'histoire que contiennent les lieux, de l'esthétique, du phrasé… L'entremêlement de la pensée du savant avec la poésie du flâneur dessine un point de vue généreux et pointu. Une oasis pour celles et ceux qui cherchent à affermir leurs sensibilités ou mettre en branle leurs certitudes. Une traboule pour celles et ceux qui aiment la ville sans toujours comprendre les conditions de cette relation.

Pour n'en citer qu'un morceau, je reprendrai les premières lignes du texte La clairière, qui, il me semble, concerne de près les graphistes qui travaillent autour de la communication de territoires :
«Entre toutes les images, il n'en est peut-être pas d'aussi décevantes que celles de ces vignettes qui, dans les dictionnaires et les encyclopédies, prétendent donner l'idée d'une ville en face ou à proximité de l'article la concernant. Il s'agit presque toujours d'une vue panoramique, cherchant à fournir une vue d'ensemble, mais reproduite à un format très petit, parfois à la limite de la lisibilité. Et pourtant, malgré son impuissance à caractériser le lieu qu'elle définit, l'image trône dans une sorte de légitimité générique, certifiée par la légende. Le grain de réalité qui fait défaut à l'image, c'est dans le nom qu'il vient, et l'image suit le nom comme une ombre indistincte.
Cette même difficulté, cette même insuffisance, le voyageur les retrouve avec les cartes postales. Ce qu'il a vu, ce qu'il a ressenti, il en cherche l'image ressemblante sur les tourniquets d'un marchand de journaux ou de souvenirs, mais le plus souvent en vain. Tout, autour de lui, est plus vivant, plus déployé que ce qu'il voit sur les petits carton colorés où panoramas et monuments restent purement signalétiques et mornes. Dans la distance qui est celle du panorama ou du type, la ville n'existe pas vraiment, c'est comme si ce qui la signe demeurait vide et déserté. […]

L'expérience d'une ville est tout autre : elle brûle les vignettes et les cartes postales, elle détruit la sécurité des points de vue imprenables, elle dissout ses contours et noie ses visiteurs. Connaître une ville ou tout au moins l'apprendre, en effet, c'est la pénétrer, la toucher, c'est entrer dans sa matière même, et c'est dissoudre le panorama, l'irréalité du panorama pour plonger dans la densité kaléidoscopique d'un fondu enchaîné discontinu, aux rythmes perpétuellement changeants.»


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L'édition de 2001 est produite par les Éditions de l'Imprimeur, collection Tranches de villes.

Serge Tisseron, Le bonheur dans l'image

Qu'est-ce qu'un titre si vendeur et une couverture rose fluo peuvent bien contenir?

Serge Tisseron, psychiatre-psychanalyste français, a à son actif de très nombreux livres. Son travail autour des images relève d'un questionnement sur les rapports que nous entretenons avec elles : qu'est-ce qui amène les êtres humains à regarder, à modifier le visible ou encore à le fabriquer? Le plaisir est charnière, les ressorts psychologiques de cette relation sont à explorer.

Le point de vue du psychiatre enrichit nettement notre conception «sémiologique» de l'image ; «Si la sémiologie rend remarquablement compte de l'un des aspects de nos relations aux images — la recherche du sens, consciente ou non —, elle occulte en effet deux autres aspects non moins importants : la recherche des pouvoirs d'enveloppement des images et celle de leurs pouvoirs de transformation.»

C'est dans l'alternance entre l'enveloppement (position de spectateur) et de transformation (position de créateur) que se déploie, en fonction des supports, notre relation avec les images.
La préface se termine sur ces mots : «L'imageance est cette force qui pousse tout être humain à se doter d'images intérieures dans lesquelles il peut plonger sans jamais craindre d'y rester enfermé, et d'images matérielles qui lui permettent de prolonger ce rêve. Et, dans les deux cas, c'est la certitude de pouvoir les transformer à son gré, réellement ou mentalement, qui est le garant de sa liberté.»

Tisseron se démarque de la sémiologie (la science qui prétend être LA spécialiste de l'image) en n'interrogeant pas la relation que les images ont avec la réalité physique (ce qu'elles représentent) mais en analysant les rapports que les images entretiennent avec l'être humain (sa réalité psychique).

La première partie de l'ouvrage traite de ces rapports vis-à-vis des supports (positionnement proche de la médiologie de Régis Debray) : «Choisir l'écriture, le graphisme, la peinture ou la photographie, c'est, avant même toute organisation de la matière d'une création, faire le choix de privilégier les fantasmes attachés aux gestes scriptural, graphique, pictural ou photographique. De la même façon, choisir de regarder un film, une photographie ou une bande dessinée, c'est choisir une forme particulière de relation à l'image autant que le contenu spécifique des images regardées. D'ailleurs, n'éprouvons-nous pas parfois le désir d'aller au cinéma avant celui de voir un film précis?»
Ainsi il traite des «dessins idiots des manuscrits», de la publicité, de la bande dessinée, de la photographie, du cinéma, de la télévision et enfin des ordinateurs et des jeux vidéos. Les études sont très courtes — pour ne pas dire maigres — mais dans l'ensemble Tisseron éclaircit réellement notre compréhension de notre attirance envers tel ou tel média.

La seconde partie, L'image libérée du sens, est une analyse-critique de la considération occidentale de l'image ; nous l'envisageons «comme symbole, signe ou comme système de signes», soit «une forme de présence dans l'absence».
Sa rhétorique, parfois un peu répétitive, l'amène cependant à un positionnement singulier : «La pensée de l'image comme «signe» est globalement dangereuse et insuffisante. Dangereuse parce qu'elle place l'image à la remorque du mot ; et insuffisante parce qu'elle ne rend pas compte de ses spécificités propres. […]
Le mot serait le terme ultime : la chose se représenterait dans l'image et l'image dans le mot selon une graduation qui ferait du langage, dans la continuité de la tradition hébraïque et romaine, le garant essentiel de l'ordre symbolique. […]
Envisagée à l'aune du «symbolique», l'image est alors condamnée à être reléguée dans la catégorie des «éternels seconds», condamnée à être «impure» là où le signe linguistique serait «pur» ou encore chargée «d'indiciel» là où le signe linguistique donnerait accès au pur arbitraire du «symbole». Cette conception a d'abord sa cause première dans la prévalence attribuée par notre culture au langage : une prévalence dont témoigne la phrase du texte de la Genèse « Au début était le Verbe».»


Il (re)développe ensuite sa thèse (enveloppement et transformation) et dans le quatrième et dernier chapitre, Les imaginaires de l'image, nous gratifie d'une superbe citation de Gilles Deleuze : l'image nous propose de «faire toucher au regard comme à une main, faire entendre à l'œil comme à une oreille, faire goûter à la vision comme à une bouche les chairs possibles du monde».

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Édité par Les empêcheurs de penser en rond, réédition de 2003 (première édition 1996).

Augusto Boal, Théâtre de l'opprimé

Après ma lecture du Théâtre d'intervention aujourd'hui, dans la continuité de mon intérêt pour cette pratique qui cherche à lier un art à un travail social, je me suis tourné vers un ouvrage qui reste une référence sur ce sujet.

Après avoir sillonné l'Amérique latine, pendant plus d'une dizaine d'années, avec de multiples expériences mêlant le théâtre à l'activisme politique, Augusto Boal écrit le Théâtre de l'opprimé au début des années 70. Il théorise sa pratique en se donnant comme priorité la transformation du spectateur en acteur. À son sens, le spectateur est passif, victime, et il faut retourner cette situation. Il conçoit ainsi une suite d'exercices comme par exemple le théâtre-image ou le très connu théâtre-forum.

Dans l'entretien «Au peuple les moyens de production théâtrale» (1977) il résume ses intentions :
«Il nous faut donner au spectateur la possibilité d'essayer les actions révolutionnaires ; en espagnol ensayar, répéter, tester, vérifier avant l'action vraie, la fiction avant la réalité. […]
Si tu agis l'action réelle dans un cadre fictif, c'est une répétition de l'action, ce n'est pas l'action elle-même ; en tant que telle, une action tout de même,
mais qui ne te donne pas le sentiment d'en avoir terminé avec l'action réelle. Elle stimule ta volonté d'accomplir, t'en fait éprouver l'envie. Tout ceux qui ont essayé cette technique l'ont aimée ; elle leur prouve qu'ils peuvent l'utiliser et ils en ont envie dans ses prolongements aussi.
Je suis intéressé par toutes les formes de théâtre qui libèrent le spectateur. Qui les rend protagonistes de l'action dramatique et, comme telle, leur permet d'essayer des solutions pour leur permettre de se libérer.»

L'ouvrage n'est pas très excitant à la lecture, avec des textes qui intellectualisent vigoureusement son travail. Les éléments de pédagogie restent les plus convaincants même si l'autorité du ton et la démarche théorique pour le moins solitaire en laisseront plus d'un perplexes.

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C'est édité par La Découverte.

Le théâtre d'intervention aujourd'hui

J'avais déjà évoqué ce livre à travers la reprise des citations de la Compagnie des Acteurs de l'Ombre dans un article de Chantier.

Édité en 2000 par le Centre d'étude théâtrale de l'Université catholique de Louvain (Belgique), cet ouvrage collectif nous embarque dans une ballade parmi des pratiques de théâtre d'intervention (appelé aussi théâtre-action). C'est rythmé, ouvert, les expériences rapportées sont très variées. La quatrième de couverture résume honnêtement l'ouvrage :

«Le théâtre d'intervention : un théâtre engagé dans la société, inspiré par les mouvements contestataires européens et américains d'après 1968, descendant ou cousin du théâtre d'agit-prop, du théâtre politique, du théâtre populaire, du théâtre documentaire, du théâtre de rue... Le théâtre d'intervention témoigne d'une volonté de sortir du champ clos du théâtre : sortir des théâtres institués pour partir à la recherche de nouveaux espaces collectifs; sortir du répertoire dramatique pour produire une autre culture; sortir du clivage acteurs-spectateurs pour créer une parole collective.
Il nous paraît opportun de faire le point sur les expériences et les projets qui se réfèrent aujourd'hui au théâtre d'intervention. Il s'agit d'interroger quelques-uns de ceux qui le pratiquent, en Belgique, en France, ailleurs en Europe, et sur d'autres continents. Leurs témoignages et réflexions se font écho de manière particulièrement stimulante, y compris à travers leurs contradictions, assumées de manière productive.»


Il faut savoir que ce type de théâtre est assez bien considéré en Belgique, avec un financement adapté. On trouve ainsi un large extrait du Circulaire de l'Exécutif de la Communauté française relative au subventionnement des compagnies de théâtre-action dont voici un extrait :

«Dispositions administratives : conditions d'agréation
Article 1. Objectifs généraux
Est considéré comme groupe de théâtre-action, le groupe qui, créé, géré et animé par des personnes privées et utilisant l'expression théâtrale comme outil privilégié, se donne pour objectif essentiel de mener avec les couches socialement défavorisées d'une population une action visant à développer la connaissance critique et la capacité d'analyse des réalités de la société et à élaborer les moyens nécessaires à l'expression collective de celles-ci.»


Il s'agit d'une vraie volonté d'éducation populaire (qu'on appelle éducation permanente en Belgique) si je ne me trompe pas!

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Un lien intéressant : trois mémoires en ligne sur le(s) théâtre(s) politique(s).

Blexbolex, L'imagier des gens



Blexbolex, dessinateur français, vient de faire paraître un superbe livre destiné aux enfants. J'imagine que c'est le phantasme de plus d'un illustrateur que de dessiner un imagier et Blexbolex réalise l'exercice avec une grande finesse.
La construction du livre est très simple, fonctionnant par double page ; deux types de personnes sont ainsi associés, de manière logique et parfois surprenante. Les 200 pages se déroulent, dans les couleurs vives, les changements d'échelles, l'humour, la joie, mais très loin d'une quelconque naïveté.

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Les essentiels d'Hermès, La communication politique

Hermès est une des revues éditées par le CNRS qui a comme centre d'intérêt les évolutions de la communication. Après 20 ans d'existence, Hermès édite en ce moment une collection d'«Essentiels» ; chaque livre regroupe, sur un domaine, une introduction actuelle et un corpus de textes résumés. «L'espace public», «Francophonie et mondialisation» et «La communication politique» — dont je vais vous parler — sont déjà sortis.

Le résultat est assez décevant ; en fait de démonstrations critiques explosives — le sujet s'y prête bien et la 4e de couverture nous le fait espérer —, les études sont plutôt sages, n'amenant que peu d'idées neuves et se répandant sur un ensemble de sujets qu'elles semblent vouloir ménager. Ne fâcher personne.

Je déconseille ainsi la lecture de ce livre, pas seulement par sa simplicité naïve mais d'abord par le fait que de tels potages anesthésient l'esprit critique plutôt qu'ils ne lui donnent de nouvelles armes.

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Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale

Wendy Brown est professeure à l'université de Berkeley et installe une pensée qui devrait remuer ceux qui se disent encore «de gauche».

Son analyse se porte sur l'Amérique post-11 septembre et l'ère George W. Bush ; les rationalités néolibérales et néo-conservatrices travaillant ensemble à désincarner la démocratie. Ainsi, dans ses essais très limpides, Wendy Brown nous pose une définition de ces termes sans cesse brandis, «libéralisme», «néolibéralisme», «néo-conservatisme», elle décortique ce qui réussi à faire marcher main dans la main des volontés politiques assez extrêmes : la toute puissance de l'économie liée au moralisme religieux.

En pleine bousculade sur la liberté d'expression, tandis qu'un gouvernement radicalement néolibéral s'est installé depuis plus d'un an, la situation française ressemble grandement aux méandres américains.

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Pascal Durand, Mallarmé

Ce n'est pas dans mes habitudes que de vous parler de choses que je n'ai pas lu (ou vu) et ainsi apprécié à ma façon, mais ce résumé écrit par Ariel Suhamy m'a grandement surpris, intrigué et plu. Il est à lire sur La vie des idées (le site dirigé par Pierre Rosanvallon et très richement rempli).
Pour en revenir à notre Mallarmé et son coup de dés, le livre de Pascal Durand n'est nullement une biographie comme il est entendu d'en croiser, ni une fronde ou une étude érudite à côté de son sujet.
«Dans la ligne tracée par Bourdieu, mais par d’autres voies, Pascal Durand offre un modèle de sociologie de la littérature en décortiquant la vie et l’œuvre du poète apparemment le plus étranger au monde social, et en réalité le plus mondain qui fût».
Pascal Durand, Mallarmé, du sens des formes au sens des formalités, Seuil, collection Liber, 2008, 300 p., 22€.

Groupe Marcuse, de la misère humaine en milieu publicitaire

Composé en 2004, cet essai corrosif règle ses comptes à la publicité en n'épargnant pas celle qu'elle sert ; l'industrie.

«La publicité n'est que la partie émergée de cet iceberg qu'est le système publicitaire et, plus largement, de l'océan glacé dans lequel il évolue : la société marchande et sa croissance dévastatrice. Et si nous critiquons ce système et cette société, c'est parce que le monde se meurt dans notre mode de vie.»

Le Groupe Marcuse est composé de jeunes sociologues, économistes, philosophes, historiens et psychologues et médecins. Ce livre est leur unique réalisation et se présente comme un coup de poing sec. Il se lit vite, très vite, la critique est ferme, elle cavale sur un ensemble de fronts indissociables, elle attaque le général, se nourrit de détails, reprend à son compte les discours des publicitaires eux-mêmes... Critique lucide, elle va même détruire les orgueils faciles des pseudo-contestataires, ceux qui veulent crever une verrue en fermant les yeux sur le véritable périmètre de l'épidémie.

Le Groupe Marcuse ouvre une saignée. La gravité de la plume et certains raccourcis ont de quoi déconcerter, mais si, dès la première page, on décide de prêter attention à cette parole subversive, on ne peut que devenir partisan, résistant.

Par contre, les politiques mous, les je-m'en-foutistes et les petits soldats du capitalisme ni trouveront pas de quoi conforter leurs bonheurs fétides.

Éditions La Découverte, collection Sur le vif, 2004, 7€50.

Philippe Breton, La parole manipulée

Philippe Breton développe son travail sur la parole, et réfléchit à la frontière qu'il y a entre le «convaincre» et le «manipuler». Car la démocratie c'est «le régime du convaincre» qui s'appuie sur l'égalité des paroles dans un espace délimité. Mais ce convaincre va très vite poser problème, car la liberté de choix des citoyens aussi tôt acquise par la mise en place de la démocratie, c'est la propagande qui va apparaitre. Celle-ci consiste justement à priver le citoyen de sa liberté, en toute habilité, pour qu'il ne se doute même pas de la ruse.

Dans ce livre Philippe Breton s'attache à nous faire réfléchir sur l'état de la manipulation aujourd'hui et montre comment, en même temps que la démocratie progresse, les citoyens sont de plus en plus épanouis, les techniques employées par les publicitaires et les hommes politiques progressent.

Ainsi il nous propose un inventaire des différentes manipulations qui ont cours (que ce soient des manipulation des affects ou des manipulation cognitives), il s'appuie sur de succulents exemples et poursuit ensuite son analyse.

Car selon lui, la manipulation ne peut pas être jugée de manière manichéenne : elle marcherait ou ne marcherait pas (par exemple si elle nous amenait à consommer un produit ou pas). Il entend un deuxième effet qui est une source très importante de l'individualisme contemporain...
Il nous range en trois «classes» : tout d'abord il y a ceux qui subissent de plein fouet la manipulation et ceux qui savent très bien y résister (sachant que l'on est tous alternativement l'un puis l'autre). Mais une large majorité, la «classe moyenne», se rend bien compte de l'environnement agressif dans lequel elle vit mais elle n'a pas les «armes» pour comprendre et retourner l'agression. Celle-ci va alors avoir tendance à s'isoler, se fermer, repousser en bloc à la fois la publicité et le tapage des politiques, mais également la parole de «l'autre» (c'est là où ça va mal).

Bien sûr il explique avec beaucoup de détails ce que je ne fais que résumer.

Son essai aboutit par une proposition, de façon très cohérente – même si cela m'a surpris. Il propose que les techniques de manipulation (et donc les messages qu'elles amènent) soient proscrits de l'espace public. Car les techniques ne sont pas neutres contrairement à ce qui est largement répandu! Lui-même se garde bien de critiquer le contenu des messages et montre comment certaines techniques sont par essence nocive. Il prend l'exemple de l'idée de racisme qui est entrée dans nos têtes en usant des techniques d'amalgame et de répétition (techniques de manipulation des affects) : l'amalgame c'est de dire «chômage en France = présence d'étrangers», et la répétition permet qu'au bout d'un certain temps, l'absence de justification ne dérange plus personne (on ne le répèterait pas autant si ce n'était pas fondé ; cela sonne comme une vérité universelle). Alors que l'idée raciste n'est aucunement fondée, elle a pourtant bien pu se déployer grâce aux techniques de manipulation. Sans manipulation, ce genre d'idées qui entravent la liberté de penser et donc la bonne santé de la démocratie n'auraient pas cours.

C'est pourquoi Philippe Breton propose de normer la forme des messages qui prennent part à la société. Cela va effectivement à l'encontre de la sacro-sainte «liberté d'expression» mais celle-ci doit impérativement cohabiter avec des libertés aujourd'hui oubliées : «la liberté de réception» (chacun doit avoir le droit de recevoir librement les messages qui circulent dans le lieu égalitaire) et la «liberté de médiation» (le droit de transmettre). Sans ces trois libertés la démocratie marche sur une patte.

La norme à elle seule ne suffirait pas et elle doit être accompagnée d'un apprentissage de la parole (la pratique de la «rhétorique» sur laquelle se basait la démocratie grecque mais qui n'est plus enseignée à l'école), permettant ainsi de savoir convaincre et d'être capable de décrypter la manipulation. Cette connaissance doit s'accompagner d'une éthique personnelle, d'une responsabilité où chacun doit se contraindre à ne pas manipuler. Car même si la finalité d'une manipulation peut être bonne, l'emploi même d'un moyen qui n'est pas démocratique est nuisible ; le comble, c'est qu'un tel emploi légitime les «mauvaises» idées qui emploient à leurs fins ces mêmes techniques.

Pour conclure, lisez ce livre, faites le lire, c'est très facile d'accès et puis, apprendre à mieux déjouer les pièges de notre environnement est un vrai plaisir.

(Je viens de faire légèrement usage de la technique de manipulation par l'autorité mais je viens de vous prévenir... donc ça compte pas ; sinon, comme vous avez pu le constater, les raisons pour lire ce livre sont argumentées!)

Philippe Breton, La parole manipulée, 1997 (réédition 2004), 7,50€ aux Éditions La Découverte.

Vivien Philizot, Les avant-gardes et leur relation avec le pouvoir dans le champ du graphisme et de la typographie

Un article paru dans la revue en ligne Articulo.ch, numéro 3 (2007).

Vivien Philizot, graphiste et typographe (studio Contexte - Poste 4), enseigne le graphisme et l’histoire du graphisme à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg.

Cet article, assez long, permet de bien situer le développement du graphisme (particulièrement en Europe), de sa naissance avec les avant-gardes du début du XXe siècle jusqu'à l'époque contemporaine. Ainsi est clairement expliqué l'avènement d'une élite, les graphistes-auteurs, qui se détachent des contraintes de la commande classique, mais également des questions de fond. La dernière partie «Le graphisme d’auteur : entre narcissisme et engagement» mérite toute votre attention!

En voici le dernier paragraphe, la conclusion :
«Entre l’auteur-démiurge, indépendant de la conjoncture et l’exécutant soumis à la contrainte d’une commande qui ne laisse pas de place à la création, nous avons tendance à oublier que la réponse des graphistes n’est bien souvent que l’anticipation docile d’une demande implicitement formulée, à laquelle il faut cependant savoir répondre sans compromission. C’est en méconnaissant l’histoire du champ que les graphistes, à l’avant-garde d’une pratique qui est loin d’être autonome, parviennent à se convaincre d’une liberté et d’une indépendance qui ne peut se gagner sans prendre conscience des enjeux, des rapports de pouvoir, des questions éthiques et politiques qui sous-tendent la création graphique contemporaine.»

L'article complet est à lire ici.